Et de six : tous les Nobel de l’IA

L’IA truste les prix Nobel • Qant, M. de R. avec Midjourney

Après les prix Nobel de physique et de chimie la semaine dernière, celui d'économie a notamment été décerné hier à l’économiste Daron Acemoglu, l’un des principaux penseurs de l’IA et de ses effets. Revue de détail de ses positions, ainsi que celles des cinq autres personnalités de l’IA nobélisées.

Le prix Nobel d’économie 2024 a été attribué ce lundi à trois chercheurs basés aux États-Unis : Daron Acemoglu, économiste américano-turc, et ses collègues britannico-américains Simon Johnson et James Robinson. Leur travail, salué par l'Académie royale des sciences de Suède, porte sur la manière dont les institutions influencent la prospérité et les inégalités mondiales, notamment dans les pays anciennement colonisés. Deux d’entre eux, Daron Acemoglu et Simon Johnson, se sont récemment distingués par leurs prises de position marquées concernant les dangers de l'intelligence artificielle. Il en va de même pour Geoffrey Hinton et John Hopfield, prix Nobel de physique, et pour Demis Hassabis et John Jumper, prix Nobel de chimie.

Acemoglu, le tempéré

Alors que certains experts voient en l'IA une technologie révolutionnaire capable de transformer les sociétés et les économies, Daron Acemoglu se montre plus sceptique. Il critique l'engouement généralisé pour l'IA, qu’il considère exagéré, et met en garde contre ses effets potentiels sur l’économie et la société. Aux côtés de Simon Johnson, Daron Acemoglu avait expliqué dès l'été 2023 que la grève des scénaristes d'Hollywood face à l'usage de l'IA qui sévissait alors était emblématique des difficultés auxquelles tous les travailleurs du savoir seront confrontés (lire Qant du 6 septembre 2023).

Le principal enjeu, selon eux, était de savoir si l'IA sera utilisée pour remplacer les créateurs ou pour améliorer leur productivité, tout comme l'introduction des machines au début du XXe siècle a transformé l'industrie. Acemoglu et Johnson soulignaient que l'issue de cette lutte pourrait déterminer si l'IA sera un outil de créativité ou simplement un moyen d'automatiser le travail au détriment des travailleurs.

Une productivité de l’IA à relativiser

Depuis, Daron Acemoglu a raffiné cette position. Dans un article de recherche publié en mai dernier,The simple macroeconomics of AI, il estime par exemple que l'impact de l'IA sur la productivité globale dans les dix prochaines années restera modeste. Selon lui, les gains en productivité liés à l'IA ne devraient pas dépasser 0,66 % sur cette période, et même en tenant compte d'investissements supplémentaires, l'augmentation du PIB mondial pourrait n'atteindre qu'un maximum de 1,56 % sur dix ans.

Une vision qui contraste avec celle de l'économiste français Philippe Aghion, dont la vision plus optimiste de l'impact de l'IA sur la croissance et l'emploi a informé le rapport de la Commission sur l’IA. Aghion estime que l'IA peut accroître la productivité et créer de nouveaux emplois, à condition que des politiques adaptées, notamment en matière de concurrence et de formation, soient mises en place. Il insiste sur la nécessité de réguler les monopoles technologiques pour maximiser les bénéfices de l'IA et sur l'importance de la flexibilité et de la formation pour s'adapter aux changements qu'elle engendre.

Les pour et les contre de l’innovation

Pour sa part, Daron Acemoglu souligne les risques de certaines applications de l'IA, notamment les deepfakes et les manipulations sur les réseaux sociaux, ainsi que les bouleversements sociaux qu’elle va entraîner. Il mettait en garde en avril, dans Qant, contre les effets potentiellement destructeurs de l'innovation et de l'IA, et souligne la nécessité de limiter ces impacts. Acemoglu défend l'idée que la destruction créatrice de Schumpeter ne doit pas être glorifiée, voire vénérée comme le font certains, mais plutôt gérée pour protéger les travailleurs qui en sont affectés. Il en appelle notamment à une réévaluation des conséquences sociales de l'innovation et plaide pour un équilibre entre l'innovation technologique et les intérêts démocratiques, en promouvant des politiques publiques adaptées.

Concernant les inégalités, Acemoglu demeure sceptique sur la capacité de l'IA à les réduire. Selon ses calculs, l'IA pourrait, au contraire, légèrement accentuer les disparités entre le capital et le travail. Les femmes moins qualifiées pourraient être particulièrement touchées par des baisses de salaire. Loin des prévisions optimistes qui voient dans l’IA une solution aux inégalités économiques mondiales, Acemoglu appelle à une approche plus nuancée et critique, en insistant sur la nécessité d’un cadre institutionnel solide pour encadrer l’usage de cette technologie.

L’IA, de la physique à la chimie

Daron Acemoglu critique également le débat actuel sur la sécurité de l'intelligence artificielle, qui se concentre trop selon lui sur les dangers hypothétiques d'une superintelligence (AGI), plutôt que sur les menaces immédiates posées par l'utilisation de l'IA par les humains. Il souligne que la vraie question est de savoir qui contrôle ces technologies et comment elles sont régulées, plutôt que d'imaginer des scénarios de science-fiction. L'économiste plaide pour des institutions plus fortes et une responsabilité accrue des gouvernements et des entreprises pour éviter que l'IA ne compromette la démocratie et la cohésion sociale.

Même son de cloche chez les autres prix Nobel de l’IA.

Le prix Nobel de physique 2024 a été attribué à John Hopfield et Geoffrey Hinton pour leurs contributions pionnières dans le domaine de l'apprentissage automatique, un des piliers de l'intelligence artificielle moderne. Ces deux chercheurs ont développé des méthodes ayant permis de poser les bases des systèmes actuels de machine learning, révolutionnant ainsi des secteurs aussi variés que la science, l'ingénierie et la vie quotidienne. Geoffrey Hinton, souvent surnommé le « parrain de l’IA », est particulièrement reconnu pour ses travaux sur les réseaux de neurones artificiels.

Pour leur part, Demis Hassabis et John Jumper, de Google DeepMind, ont été récompensés par le prix de Nobel de chimie 2024 pour leur travail sur AlphaFold, une IA capable de calculer le repliement des protéines, de prédire la structure des protéines à partir de leur séquence chimique et, pour Alphafold 3, de découvrir de nouvelles molécules à partir d’ADN et d’ARN. Cette découverte ouvre de nouvelles perspectives dans des domaines allant de la conception de vaccins à la création nanométrique de nouveaux matériaux. Leur travail, salué pour son potentiel à accélérer la découverte scientifique, démontre que l’IA peut être un outil puissant pour résoudre des problèmes complexes dans les sciences de la vie.

Geoffrey Hinton, à l’instar d’Acemoglu, n’hésite pas à exprimer ses préoccupations. Il va même plus loin que l’économiste. Ayant quitté son poste chez Google en 2023 pour dénoncer les risques de cette technologie, il a notamment mis en garde contre la possibilité que les machines deviennent plus intelligentes que les humains. Les super-intelligences artificielles (ASI) pourraient entraîner des conséquences imprévisibles et dangereuses. Une vision partagée par son élève Ilya Sutskever, qui a quitté OpenAI pour créer une start-up baptisée, en toute simplicité, Safe SuperIntelligence (superintelligence sans danger) (lire Qant du 21 juin).

Le verdict des nobélisés

Le directeur général de Google Deepmind Demis Hassabis reconnaît tout comme son ancien collègue Geoffrey Hinton, le caractère ambivalent de l’intelligence artificielle. Il souligne la nécessité d'encadrer son utilisation afin de maximiser ses bénéfices tout en réduisant les risques qu'elle comporte. « Nous devons vraiment réfléchir très sérieusement ... à la manière de favoriser les bonnes utilisations tout en atténuant ... les mauvaises. Cela comporte également des risques et nous devons en être conscients », a-t-il notamment déclaré à l’occasion de la remise de son prix. Ce point de vue rejoint celui d’Acemoglu, qui plaide pour une réorientation fondamentale de l'industrie de l'IA, afin de privilégier des applications bénéfiques pour la société, comme l'amélioration des informations fournies aux professionnels de la santé ou de l'éducation.

On est loin de l’optimisme affiché par les Français, comme Philippe Aghion et Yann Le Cun, qui partagé le prix Turing 2019 avec Geoffrey Hinton et Yoshua Bengio. Le 10 décembre, la remise des prix Nobel consacrera une vision prudente, et parfois inquiète, de l’IA.

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