Comment les stablecoins pourraient sauver le dollar

Lucrezia Reichlin (London Business School), D. R.

Les menaces tarifaires et les tactiques commerciales agressives de Donald Trump ne manqueront pas d'accélérer les efforts visant à remettre en cause le statut du dollar en tant que monnaie de réserve mondiale. Mais sa volonté d'émettre des stablecoins privés pourrait être sa meilleure chance de maintenir la domination du dollar sans avoir à embrasser le multilatéralisme.

Par Lucrezia Reichlin (London Business School)

La stratégie agressive du président américain Donald Trump en matière de commerce sera bientôt confrontée à une contradiction fondamentale : le recours aux droits de douane et le rejet du multilatéralisme au nom de la préservation des emplois américains entrent en conflit avec l’objectif affiché par Trump consistant à maintenir le rôle du dollar en tant que monnaie de réserve mondiale dominante. Il va falloir faire des concessions quelque part, et c’est probablement le dollar – en dépit de sa solidité actuelle – qui en subira les conséquences.

Le privilège exorbitant du dollar

Le rôle du dollar en tant que principal moyen d’échange dans le commerce mondial alimente la croissance du marché offshore des eurodollars. Bien que ce marché fournisse au monde les liquidités dont il a tant besoin, il opère en dehors de la réglementation américaine, et n’a donc pas directement accès aux facilités de liquidité de la Réserve fédérale. En période de turbulences financières, la Fed doit jouer le rôle de prêteur de dernier recours, en accordant à d’autres banques centrales des lignes de swap – pour l’essentiel, des prêts à court terme – ce qui leur permet d’acheminer des liquidités en dollars vers les banques commerciales confrontées à des pénuries. Comme l’ont démontré les crises de 2008 et de 2020, la stabilité du système financier international dépend de la certitude du filet de sécurité de la Fed.

Ce soutien au système financier international face aux difficultés constitue en quelque sorte le prix à payer pour les États-Unis, compte tenu de ce que Valéry Giscard d’Estaing, alors ministre français des Finances, avait qualifié de « privilège exorbitant » : l’hégémonie planétaire du dollar. Au fil des années, le statut du billet vert s’est traduit par un avantage financier considérable et durable à la fois pour le gouvernement des États-Unis et pour les entreprises américaines.

La fin de la dépendance

D’autres pays, en premier lieu desquels la Chine, s’efforcent depuis de nombreuses années de réduire leur dépendance au dollar. Les menaces tarifaires incessantes de Trump, associées à sa volonté apparente d’exploiter l’envergure et la puissance de l’économie américaine pour obtenir de meilleures conditions commerciales, sont vouées à accélérer ces efforts.

Cela ne signifie pas nécessairement que Trump fera peser une menace grave sur la position internationale du dollar. Après tout, aucune alternative claire au dollar n’a pour l’heure émergé. Par ailleurs, ce n’est pas la première fois que les États-Unis perturbent unilatéralement le système financier mondial. En 1971, le président de l’époque, Richard Nixon – sans doute le plus proche alter ego historique de Trump – abandonne le système de Bretton Woods sans consulter les alliés européens de l’Amérique, les laissant faire face à l’appréciation soudaine de leurs monnaies. En fin de compte, cette décision radicale de Nixon portera ses fruits : le monde entier adoptera des taux de change flexibles, et la suprématie du dollar s’en trouvera renforcée.

La menace des droits de douane

Le monde était néanmoins très différent à l’époque. Le commerce international était beaucoup moins intégré, et les liens économiques entre l’Occident et les pays du bloc soviétique quasiment inexistants. Les seules menaces potentielles à la domination économique de l’Amérique provenaient du Japon et de l’Europe, deux alliés qui, comme aujourd’hui, étaient faibles et divisés. Or, même dans ces conditions favorables aux États-Unis, le « choc Nixon » a entraîné des conséquences considérables. Il a par exemple d’une certaine manière conduit à la création de l’euro.

Aujourd’hui, la Chine et d’autres économies émergentes représentant une part croissante du PIB et des échanges commerciaux au niveau mondial, il est difficile d’imaginer que les efforts visant à développer des systèmes de paiement indépendants du dollar ne s’accélèreront pas si Trump continue d’utiliser le billet vert comme une arme. Le recours à la menace des droits de douane pour faire plier d’autres États – par exemple employée par Trump lorsque la Colombie a brièvement refusé d’accepter des vols d’expulsion transportant des migrants colombiens entrés illégalement aux États-Unis – constitue la recette parfaite pour inciter autrui à la recherche de monnaies de réserve alternatives.

La tentation crypto

À en juger par son enthousiasme pour les cryptomonnaies, Trump et son administration les considèrent peut-être comme une solution à ce problème. Adossés au dollar américain, les stablecoins partagent avec le marché des eurodollars un grand nombre des caractéristiques et avantages qui ont autrefois alimenté la croissance de celui-ci. Ici encore, les émetteurs opèrent sans contraintes réglementaires, et ne bénéficient pas d’un accès direct aux facilités de liquidité de la Fed, avec toutefois l’avantage supplémentaire – pour certains – d’un anonymat total.

Cette combinaison de stabilité et de confidentialité qui caractérise les stablecoins fait déjà le bonheur des libertaires et des criminels. Si toutefois les stablecoins étaient développés avec succès à grande échelle, ces mêmes caractéristiques pourraient rendre ces jetons utiles pour le règlement des échanges commerciaux internationaux, et en faire un coffre-fort de réserves mondiales, renforçant ainsi indirectement la suprématie du dollar.

Trump après Nixon

Bien entendu, un tel scénario ne rendrait pas l’économie mondiale plus sûre. Les bilans des émetteurs de stablecoins incluant en effet des bons du Trésor à court terme et des prêts garantis à court terme (repo), ils sont vulnérables aux retraits massifs, tout comme les fonds communs de placement du marché monétaire. Ils ont par conséquent besoin d’une garantie, ce qui les oblige eux aussi à compter sur la certitude de l’intervention de la Fed en cas de crise.

Ce risque peut expliquer pourquoi Trump s’oppose à une monnaie numérique de banque centrale émise par la Fed. Une telle monnaie pourrait certes renforcer la stabilité financière, mais elle ne garantirait pas l’anonymat, ce qui la rendrait impopulaire parmi les défenseurs de la cryptomonnaie, comme d’ailleurs parmi les banques commerciales.

C’est peut-être la raison pour laquelle Trump favorise une politique cryptomonétaire conduite par le secteur privé. Parallèle historique, cette approche reflète celle de Nixon, qui, lors de l’effondrement du système de Bretton Woods au début des années 1970, rejeta une solution multilatérale au profit du passage unilatéral à des taux de change flexibles. Quel que soit le raisonnement de Trump, une telle stratégie pourrait être sa meilleure chance de préserver le statut mondial du dollar sans embrasser ce multilatéralisme qu’il déteste tant.

Pour en savoir plus :

Lucrezia Reichlin, ancienne directrice de la recherche à la Banque centrale européenne, est professeur d'économie à la London Business School.

Cet article a initialement été publié en anglais sur Project Syndicate le 31 janvier.

Qant est membre de Project Syndicate.

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