Il y a moins de 3 millions d’années, les hominidés ont créé un écart dans l’histoire de l’évolution : la masse de leur cerveau a dépassé les autres espèces, proportionnellement à leur corps. A la conférence NeurIPS à Vancouver il y a deux semaines, l’ancien directeur scientifique d’OpenAI Ilya Sutskever a pris cette analogie pour illustrer le point où se trouvent aujourd’hui les intelligences artificielles. Leur évolution pointe vers l’acquisition de capacités de raisonnement, dont on voit l’ébauche dans le modèle o1 d’OpenAI, avec une réelle compréhension du monde, une conscience de soi et des capacités “agentiques” de décision autonome.
Les agents d’IA sont devenus la tendance de fond de l’IA dès l'an dernier (lire Qant du16 novembre 2023). 2025 verra se généraliser ces systèmes capables de prendre des décisions semi-autonomes. Selon Gartner, et bien d’autres instituts, ils transformeront le quotidien professionnel. L’institut prédit qu’à partir de 2028, 15 % des décisions organisationnelles seront prises par ces agents. Présentés comme une révolution technologique majeure capable de transformer la gestion des organisations, ils devraient, notamment, donner aux salariés la possibilité de gérer des projets de plus en plus complexes, permettre une automatisation accrue de l’expérience client et améliorer la prise de décision grâce à une analyse plus rapide des données et à l’intelligence prédictive.
“Mind the AI agency gap” • Source : Gartner
Sous la hype, l’agent
Gartner est peut-être, ici, un peu rapide. Les agents que l’on a vus jusqu’à présent appartiennent à deux familles encore distinctes. D’une part, les “agents autonomes” comme ceux de Salesforce ou Microsoft, hérités ou non de la RPA (robotic process automation). Et les agents d’IA au sens strict, capables de recevoir une instruction de haut niveau, faire appel à un LLM pour l’interpréter et en déduire un plan d’action, puis lancer des applications ou coder le programme qui permet de les mettre en œuvre.
Ces véritables agents se développeront progressivement, au cours des années à venir. On les voit se préfigurer par des agents de programmation comme Magic, qui a levé 320 millions de dollars (308 M€) cet été ou, plus simplement, par la faculté des grands modèles à observer ce qui se passe dans l’appareil et prendre le relais si nécessaire. Quand Gemini Nano, intégré à Androïd, interrompt une conversation téléphonique pour signaler une probable fraude, il joue le rôle d’un agent de sécurité.
Le marketing hyperbolique qui permet de vendre de vieux logiciels pendant que les nouveaux sont en train d’être mis en place jouera donc certainement à plein son rôle sur les agents d’IA en 2025. Et Gartner met en garde, comme de juste, contre les enjeux éthiques et les risques potentiels, notamment en matière de gouvernance de l’IA. Forrester Research, quant à lui, souligne les défis concrets à relever pour la mise en œuvre des architectures agentiques. En raison de leur complexité technique et des exigences en termes d’infrastructure, l’institut prévoit que 75 % des entreprises qui tenteront de construire ces systèmes de manière autonome échoueront en 2025. Les organisations qui souhaitent exploiter pleinement ces technologies devraient plutôt se tourner vers des solutions clés en main, en définissant une stratégie pragmatique, alignée sur les objectifs commerciaux, afin d’éviter une adoption précipitée et mal planifiée de ces technologies.
Normalisation de l’IA
À la vérité, on est là dans le temps d’adoption normal pour l’IA – autrement dit, follement accéléré. Après avoir été fascinées en 2023 par GPT-4, les entreprises ont mis en place en 2024 des solutions de RAG métier et de LLMOps sur quelques cas d’usage où le retour sur investissement attendu était plus important. En 2025, pendant que les LLM deviennent omniprésents, elles commenceront à tester les agents d’IA.
Pendant ce temps, dans le grand public, l’on verra sans doute les premiers agents d’IA apparaître dans les téléphones – ils pourraient, par exemple, organiser des appels d’offres pour les biens et les services que l’utilisateur veut se procurer, rendant aux systèmes de prix dynamiques d’Uber et Booking.com (ou de la SNCF) la monnaie de leur pièce. Dès hier soir, OpenAI a annoncé un développement “agentique” de ChatGPT (lire ci-dessus). Mais cela distrait de la véritable nouveauté de 2025 : la normalisation de l’IA.
On sait en effet que l’intégration de l’IA dans les interfaces, les systèmes d’exploitation et la sécurité continuera sa course. La levée de fonds de Perplexity AI (ci-dessus) montre que 2025 s’ouvrira sur la bataille tant attendue pour la recherche générative, pour laquelle OpenAI peaufine sa marque et ses interfaces. Elle se doublera d’assistants vocaux de deuxième génération et de “compagnons IA” omniprésents, de l’e-commerce à la pornographie. L’IA cessera de faire peur pour devenir un objet du quotidien.
L’année des Orion
Par une curieuse coïncidence, Meta et OpenAI ont tous baptisé leurs projets d’avenir du nom de la même constellation, Orion. Pour la première, il s’agit de montrer que le métavers n’est pas mort, par le biais de lunettes de réalité augmentée qui pourront servir de plate-forme d’accès à l’IA. Ses grands rivaux en effet disposent chacun d’une plate-forme : Androïd pour Google, Windows et Apple pour OpenAI. Le succès du Quest pendant les confinements avait fait croire à Mark Zuckerberg qu’il pourrait s’en constituer par les casques de réalité virtuelle ; il fait maintenant jouer son poids sur la réalité augmentée. Le retour de Google sur le marché des lunettes et des casques incite à le prendre au sérieux : un jour, le métavers reviendra. Mais pas en 2025.
OpenAI veut clairement laisser mourir la marque GPT. La start-up a racheté l’URL Chat.com ; elle a nommé son modèle avancé o1 et elle a choisi de rebaptiser GPT-5 sous le nom de code “Orion”. Cela fait partie, assez clairement, d’un repositionnement progressif vers le (très) grand public – tout comme le fait de rendre ses modèles les plus avancés et ses interfaces disponibles gratuitement, à condition de céder à OpenAI son mail et ses données. Le véritable message des 12 annonces de ce mois de décembre se trouve sans doute précisément là : les débuts d’une plateforme individuelle gratuite qui se tourne tout d’abord vers la productivité individuelle.
L’AGI sans la Matrice
Orion pourrait être présenté ce soir, comme bouquet final d’un feu d’artifice d’annonces qui commence à s’étioler. Si c’est le cas, le successeur de GPT-4 portera l’IA un peu plus avant dans la direction de l’intelligence artificielle générale (AGI), objet de tous les fantasmes et toutes les inquiétudes un peu partout dans le monde, sauf en France.
Yann Le Cun, figure emblématique de la recherche en IA chez Meta et incarnation de l’esprit cartésien dans l’IA, critique ouvertement le concept, le qualifiant publiquement de « connerie complète ». Pour lui, les systèmes actuels, bien qu’impressionnants, sont loin d’atteindre la compréhension ou la rationalité humaine, nécessaires à une AGI authentique.
Pourtant, Sam Altman, CEO d’OpenAI, prédit une réalisation possible dès 2025, soutenant que l’AGI adviendra progressivement, dans le cadre d’une IA devenue normale. Son grand rival, Dario Amodei, CEO d’Anthropic, anticipe une évolution majeure en 2026, qu’il qualifie d’« IA puissante », capable de résoudre des problèmes complexes dans des domaines comme la médecine et le climat. Le cofondateur de DeepMind Mustafa Suleyman, aujourd’hui à la tête de Microsoft AI, penche pour un délai prudent : entre deux et dix ans.
Quand un tel aréopage, dans la Silicon Valley, annonce quelque chose, on peut considérer qu’elle va advenir. Peut-être n’aura-t-elle pas grand-chose à voir avec ce que l’on avait annoncé, mais il n’est pas d’esprit cartésien qui tienne : les idées des plus forts sont toujours les meilleures.
Agents généraux
Dans de nombreux domaines, l’IA a atteint le niveau d’une “superintelligence”, supérieure à l’humain : non seulement les échecs et le go, mais de plus en plus la recherche scientifique. On peut imaginer qu’une multitude d’agents, faisant appel à une diversité de modèles proches ou supérieurs à l’intelligence humaine, puissent couvrir une généralité de tâches avec la même versatilité qu’un cerveau humain. Ilya Sutskever, qui travaillait avec Geoffrey Hinton pour la réinvention des réseaux neuronaux, se projette plus loin. Il affirme que les systèmes « superintelligents » — à la fois agentiques et évolutifs — seront « imprévisibles », bouleversant les paradigmes actuels de l’IA.
Mais pas en 2025.
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