« Une sorte d’étalon-bitcoin après l’étalon-or »

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Mardi 26 novembre au palais Brongniart, Qant interviewait en public Mathilde Carle et Hubert de Vauplane, deux avocats spécialisés dans l’IA et les cryptos, attentifs observateurs de la tech et des États-Unis.

Qant. Que peut-on prévoir aujourd’hui de l’administration Trump dans les secteurs de l’intelligence artificielle et des cryptos ?

Mathilde Carle. L’IA est aujourd'hui à un moment clé. Nous sommes encore aux prémices de sa diffusion : le moment serait donc bien choisi pour orienter juridiquement son développement à partir de son berceau, les États-Unis. Le président Trump, durant son premier mandat, avait pris plusieurs décrets, des "executive orders", sur le sujet de l'IA. Ces textes, de 2019 et 2020, sont extrêmement mesurés. Ils incitaient à maintenir la vigueur de la recherche en IA à travers cinq piliers : favoriser l'innovation américaine, définir des standards techniques, former la population, favoriser la confiance des Américains dans la technologie, et protéger les États-Unis face à leurs adversaires. Le décret de Joe Biden, qui défend une IA responsable, s’est inscrit en prolongement. Aujourd'hui, on sait peu de choses du programme de l'IA de Donald Trump, mais on s'oriente d’après ses premières annonces vers quelque chose d'assez différent.

Qant. Donald Trump a en effet promis d’abroger le décret exécutif de Biden…

Mathilde Carle. Oui. Le but affiché par Donald Trump, c'est de promouvoir l'innovation et les entreprises américaines en luttant à la fois contre la concurrence chinoise et la réglementation européenne. On notera par exemple la nomination de Brendan Carr à la tête de l'équivalent américain de l'Arcom, la FCC. Ce dernier est notamment l'auteur du chapitre "Télécoms" du Projet 2025 qui a agité la campagne américaine et qui peut donner une idée du programme de Donald Trump en la matière. Le Projet 2025 appelle à "reprendre le contrôle de Big Tech" et promouvoir la sécurité nationale. On peut anticiper des mesures de déréglementation interne de la technologie, ainsi que des mesures douanières dans la lignée des mandats Trump et Biden, c'est-à-dire des restrictions à l'export, notamment des semi-conducteurs.

Qant. La nomination d’un ultra comme Carr, c’est aussi le signe que Trump pourrait tenter de tenir sa promesse de révoquer les licences de certains networks comme NBC. Elon Musk pousse à une grande redistribution des fréquences et on connaît la position de Trump sur les médias… En revanche, le secteur crypto, lui, semble sortir pleinement gagnant de l’élection de Donald Trump, dont il était l’un des principaux soutiens ?

Hubert de Vauplane. Avec une majorité républicaine claire, on devrait voir plusieurs textes sortir pendant les deux prochaines années. Du côté des cryptos, il est important d’analyser la création d'une réserve nationale de bitcoins sous la présidence Trump. C’est une idée relativement ancienne. La Pennsylvanie, par exemple, a ouvert à son fonds stratégique la possibilité d'investir 10% des actifs en bitcoins.

En parallèle, la sénatrice républicaine Cynthia Lummis a déposé un projet de loi pour la création d'un fonds de réserve stratégique, qui avait déjà été évoquée par Trump. Ce fonds, investi exclusivement en bitcoin, devrait être géré par le gouvernement et non par la Fed. Son objectif n'est pas clairement défini, mais une réserve stratégique est faite pour être utilisée dans des circonstances exceptionnelles.

Qant. Lesquelles ? On pourrait par exemple penser à une forte baisse du cours du dollar, si les droits de douane causent, simultanément, une hausse des prix et une réduction de l’activité…

Hubert de Vauplane. Idéologiquement, Donald Trump se déclare plutôt en faveur d'un dollar fort. Mais dans la réalité, il sent que ce ne serait pas bon pour son économie. Il aurait donc plutôt tendance à laisser filer le dollar sur le long terme, estimant que le renminbi chinois est lui très sous-évalué. Son enjeu est donc de trouver un "amortisseur" à la baisse du dollar sur le long terme. Il peut vouloir miser sur le bitcoin pour donner confiance dans ce que vaut le dollar, comme c’était le cas pour l'or dans les accords de Bretton Woods. Une sorte d’étalon-bitcoin…

Qant. Cela placerait Donald Trump dans une route de collision directe avec la Fed, qui essaiera au contraire de stabiliser le dollar et combattre l’inflation.

Hubert de Vauplane. Oui. Certains proches de Donald Trump ont d’ailleurs déjà rédigé des projets de loi visant à limiter l'indépendance de la Fed. Ils veulent notamment l'accord systématique du gouvernement sur certaines décisions stratégiques.

Qant. Vous décrivez, potentiellement, un nouvel ordre mondial, financier et monétaire. Mais pourquoi Donald Trump est -il si férocement opposé à un dollar numérique ? Il semble vouloir un monde où les fonctions de monnaie numérique seront attribuées aux stablecoins.

Hubert de Vauplane. Ce qu'on peut déduire des déclarations de Donald Trump, c'est qu'il souhaite d'abord laisser faire le marché. La réserve en bitcoin n'est qu'une pièce du puzzle, avec cette idée plus générale que les forces de marché apportent plus d'innovation que l'administration. Aujourd'hui, tous les émetteurs de stablecoins sont rattachés aux États-Unis, de près ou de loin, ne serait-ce que par le dollar et les investissements des réserves en bons du Trésor américains.

Or, les stablecoins sur le dollar assurent très efficacement la prééminence du dollar. En outre, accompagner la numérisation de l'économie peut passer par un usage accru des stablecoins. Dès lors, pourquoi créer un dollar numérique dès lors que les stablecoins remplissent la mission ?

Pour Trump et pour beaucoup d’Américains, il n'y a pas besoin d'un dollar numérique pour la vie quotidienne. Les autres usages d'une monnaie numérique se trouvent surtout dans le commerce international. Mais aujourd'hui, il n'y a quasiment pas de commerce international numérique. Tout cela rend crédible un changement de paradigme dans la manière de penser les cryptoactifs et les bitcoins : des nouveaux outils permettant d’accompagner la transformation numérique.

Qant. On peut voir là une claire influence de Hayek et sa théorie sur la concurrence des monnaies. On sait quelle influence de l'école autrichienne d'économie – von Hayek, von Mises… – a eu sur la pensée libertarienne dans la Silicon Valley. Retrouvez-vous cette hétérodoxie dans d’autres domaines du programme de Trump et Musk sur la tech ?

Mathilde Carle. Certainement. Aujourd'hui, l'IA est déjà en tant que telle hétérodoxe. Elle crée des problématiques entièrement nouvelles de propriété des modèles et des données. Ce côté subversif est profondément enraciné dans l’histoire de la tech, depuis l’apparition de l’open source. En revanche, dans son procès contre OpenAI et le modèle de xAI, par exemple, Elon Musk semble défendre une vision du capitalisme assez orthodoxe. Le premier enjeu est de celui de la propriété des technologies d'IA, à l'image de la bataille juridique autour du statut d'OpenAI.

L’autre enjeu de fond, celui de l'utilisation des données par les grands acteurs de l’IA, ne dépend pas que des décisions de Washington. Les États comme la Californie, le Colorado ou l’Utah se sont montrés beaucoup plus protecteurs, faisant écho au soft power règlementaire européen. Il faudra donc trouver un compromis. On a déjà vu le jeu des procès et des accords aboutir au fonctionnement d’Internet…

Qant. The art of the deal… Mais dans ce nouveau rapport de forces, quelle peut être la place des acteurs français et européens ? On a vu, dans la défaite de Thierry Breton face à Elon Musk, les limites de la souveraineté face à la tech…

Mathilde Carle. Le bras de fer entre l’Europe et Big Tech, particulièrement les grands réseaux sociaux – X, mais aussi Meta et Bytedance – mais aussi Apple, Google et Microsoft, ne date pas d’hier. Il n’est pas perdu !

Hubert de Vauplane. C’est d’abord une question de volonté politique. L’euro numérique n’a pas été pensé comme un outil de souveraineté monétaire, mais comme un cas d'usage « retail »,en réaction au projet Libra de Facebook. Les mauvaises langues qualifient l’euro numérique de « pièces jaunes numériques »... Bien sûr, il y a à côté de cela l’euro numérique pour les marchés de gros, c’est-à-dire les marchés financiers. Là, son utilité est indéniable. Mais il n’y a pas de dimension de souveraineté non plus dans cette approche-là. En fait, il a été pensé par des banquiers centraux et principalement pour des banquiers centraux. La dimension politique est quasi absente. Et par ailleurs, les hommes et les femmes politiques sont peu présents dans le débat sur son utilité sociale, si ce n’est quelques députés européens. Quasiment aucun parlement national n’est impliqué dans cette réflexion.

Il y a là un déficit démocratique. Qu’il s’agisse de souveraineté numérique ou monétaire, rien n’est possible sans une réelle mobilisation des citoyens. Peut-être l’isolement de l’Europe face à Trump nous en donnera-t-il la force.

Propos recueillis par Maurice de Rambuteau et Jean Rognetta.

Mathilde Carle et Hubert de Vauplane, avocats à la Cour, sont associés au cabinet Kramer Levin Naftalis & Frankel, à Paris.

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